Isabelle Hayeur
à Carleton-sur-Mer

EXPOSITION

République

Centre d’artistes Vaste et Vague | 774, boulevard Perron | Carleton-sur-Mer (secteur Carleton)
Du 17 août au 23 septembre 2016
Du 17 au 21 août : du mardi au dimanche de 13 h à 17 h et du mardi au samedi de 18 h 30 à 20 h. Du 22 août au 23 septembre : du lundi au vendredi de 9 h à 16 h.

Isabelle Hayeur, Rawdon (Québec) | isabelle-hayeur.com

Artiste de l’image, Isabelle Hayeur est connue pour ses photographies et ses vidéos expérimentales.

Elle a aussi réalisé plusieurs installations in situ ainsi que des commandes publiques. Son approche s’inscrit dans la perspective d’une critique environnementale, urbanistique et sociale. Elle s’intéresse particulièrement aux sentiments d’aliénation, de déracinement et de désenchantement.

Depuis la fin des années 1990, elle sonde les territoires qu’elle parcourt pour comprendre comment nos civilisations contemporaines investissent et façonnent leur environnement. Elle a surtout documenté des paysages altérés, des zones industrielles, des sites touristiques, des endroits abandonnés, des banlieues et des régions défavorisées.

Isabelle Hayeur a aussi réalisé des missions photographiques, notamment à la Wall House #2 Foundation (Groningen), à l’Espace photographique Contretype (Bruxelles), à La Chambre (Strasbourg), à Diaphane (Picardie), de même qu’au Centre VU et à l’Espace F au Québec. 

Ses œuvres figurent dans une vingtaine de collections, dont celles du Musée des beaux-arts du Canada, du Fonds national d’art contemporain à Paris, de la Art Gallery of Ontario, de la Vancouver Art Gallery, du Musée d’art contemporain de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Québec, du New Orleans Museum of Art et du Museum of Contemporary Photography de Chicago.

EXPOSITION AUX RENCONTRES

République

Le corpus photographique République a été réalisé en France, à Beauvais et à Paris, lors d’une résidence d’artiste à Diaphane – Pôle photographique en Picardie, en partenariat avec les Rencontres de la photographie en Gaspésie.

« Arrivée en France depuis peu, je suis à Paris dans le xe arrondissement lorsque que les événements du vendredi 13 novembre 2015 éclatent. La population est pétrifiée, paralysée. Ce ne sont pas les premiers attentats qu’elle subit, mais cette fois, c’est la nation qui se sent attaquée. Les réactions sont épidermiques, le patriotisme est exacerbé… “Quelque chose va changer, entend-on, la France ne sera plus comme avant…” On craint une radicalisation droitière de la population. En mission photographique à Beauvais, je m’intéresse aux répercussions de ces attentats. J’observe les interactions, j’écoute les conversations, je photographie ce que je vois, souvent à la dérobée.

« Revenant à Paris régulièrement, je retourne à la place de la République et au Bataclan, mais je me promène aussi ailleurs, pour sonder la ville et ses habitants. Je vais notamment au marché de Noël à La Défense, foire commerciale qui attire les foules, que l’on autorise néanmoins, contrairement aux manifestations populaires, devenues interdites. Au passage, dans le métro, je croise un jeune homme et une femme sans domicile fixe; ils me racontent comment les policiers en profitent maintenant pour s’acharner sur eux, sans raison apparente. Ils sont d’une gentillesse incroyable. Je discute avec eux un bon moment, ils me parlent de leur enfance difficile dans les banlieues parisiennes. Je me rends aussi à Vincennes, au Centre d’information et de recrutement des Forces armées, qui reçoit un afflux massif de candidatures depuis les événements. Le territoire est maintenant sous haute surveillance : on renforce la sécurité, on fouille les sacs, fait ouvrir les blousons, contrôle les cartes d’identité, réprime la dissidence, intensifie les frappes sur la Syrie… La France a peur, peur de l’autre qui la traque, mais qui est cet autre, au juste? J’essaie de comprendre d’où cela provient. Avons-nous peur de réaliser que cela émane aussi de nous?

« La nuit est douce pour novembre, mais Paris est vide. La brise agréable qui enveloppe la ville contraste étrangement avec le climat de stupeur qui y règne. Les terrasses des cafés sont désertes, personne n’ose sortir. Les barrages policiers sont nombreux : c’est l’état d’urgence. Il est difficile de penser à autre chose, de parler d’autre chose. Boulevard Voltaire, les gens se rassemblent près du Bataclan. La place de la République devient une sorte d’agora où les citoyens discutent et circulent avec des affiches. On est sous le choc, attristé, en colère; on émet des hypothèses, on tente d’expliquer. Les événements semblent recréer un lien social qui fait si cruellement défaut à nos sociétés. Ces rassemblements solidaires sont aussi rapidement envahis par les médias, les touristes et les commerçants.

« Le monument à la République se transforme en un mémorial improvisé. Je le photographie chaque jour. Il n’est jamais exactement le même : il se fait et se défait au fil des ajouts de fleurs et de témoignages nouveaux. Photographies, dessins et affichettes y sont déposés quotidiennement. La pluie les altère, déforme les images, les rend floues, efface des mots, diffuse l’encre ou la répand au sol. Elle leur confère ainsi une nouvelle apparence, souvent plus poignante que l’originale et qui semble meurtrie.

« Cherchant à comprendre comment les gens réagissent aux attentats, je note un recours à l’imagerie républicaine. Mais qui sont les ennemis de la République, au juste? Des terroristes nés en France… Lorsque les forces de l’ordre les ont enfin maîtrisés, maîtrisons-nous pour autant tout ce qui se joue derrière? Qui récupère l’histoire et présente une vision manichéenne de la société pour mieux défendre ses intérêts politiques et économiques? “Trop facile et trop simple de diviser le monde en deux”, nous disait Godard dans le documentaire Ici et ailleurs (1974). Au xixe siècle, la France revendiquait l’universalisme de ses principes révolutionnaires en les exportant par la guerre; son histoire fut marquée par cette violence politique. Le terrorisme n’est pas un fait nouveau en cette nation; le terme est plutôt ambigu et il s’accorde avec la vision du gouvernement en place. Dans un très beau texte publié au lendemain des attentats1, le journaliste Mohamed Lotfi écrivait : “Les mêmes responsables politiques qui nous invitent à éviter l’amalgame entre islam et islamisme, avec raison, détournent notre attention de la complicité entre djihadisme et impérialisme”, nous rappelant ensuite que, “comme à chaque horreur, les pouvoirs politiques, médiatiques, militaires et sécuritaires entretiennent la diversion”. La capacité à frapper causera toujours plus de victimes, dans un camp comme dans l’autre, et tuera surtout des civils. À qui profite le cycle de la violence? Quels sont les rouages des guerres contemporaines et quels sont leurs enjeux réels? Le 4 mars 2016, le président François Hollande remettra la Légion d’honneur au prince héritier d’Arabie saoudite. Reçu à l’Élysée, Mohammed ben Nayef Al Saoud se verra octroyer la plus haute distinction française pour ses efforts déployés au nom de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme… La Saoudie est pourtant une dictature des plus meurtrières.

« L’histoire se répète. Je songe à Quatre-vingt-treize, œuvre sombre de Victor Hugo ayant pour cadre la Terreur, une période caractérisée par l’autoritarisme du gouvernement pendant la Révolution française. Le 17 septembre 1793, on vote la Loi des suspects, qui marque un net affaiblissement du respect des libertés individuelles. Aujourd’hui, on impose à nouveau ces sévérités nécessaires… N’importe qui peut être suspecté, fouillé, et une population qui a peur accepte ces mesures plus facilement. Comment réagir à la terreur alors? La peur fige les sociétés, divise et emporte le raisonnement; l’effroi légitime passé, il faut réfléchir collectivement pour dépasser ce sentiment. “Beaujolais, saucisson et Spinoza pour tout le monde”, nous propose un témoignage. “Ni rire, ni pleurer, mais comprendre”, écrivait Spinoza. »

Isabelle Hayeur

1) LOTFI, Mohamed. « L’obscurantisme à deux têtes! », dans Vol de temps [blogue], mensuel Voir, Montréal, 14 novembre 2015.